À Bordeaux, l’exposition Regards sur les Antilles éclaire le passé négrier des Girondins. Élément essentiel du commerce colonial, la traite a fait la fortune de nombreux Aquitains.À peine cent cinquante ans se sont écoulés depuis le départ du dernier navire négrier bordelais. Une exposition du musée d’Aquitaine est l’occasion de porter un nouveau regard sur les rapports entre Bordeaux et les Antilles. Après Le Havre (1985), Nantes (1992-1994) et Liverpool (1994), Bordeaux accepte enfin de se tourner vers son passé avec lucidité et responsabilité. Premier port colonial français, la capitale girondine participe également à la déportation de plus de 150 000 Africains. L’exposition Regards sur les Antilles, constituée en grande partie par la collection Marcel Chatillon, permet pour la première fois au public girondin de mesurer l’ampleur des échanges qui existèrent entre la métropole aquitaine et les " isles d’Amérique " (voir ci-contre). Une telle entreprise, de la bouche même de ceux qui, comme Jean-Pierre Hiéret ou Annick Bergeon, conservateurs au musée d’Aquitaine ont participé à sa réalisation, ne fut pas des plus faciles. À la différence des autres grands ports coloniaux, le port de la Lune a longtemps occulté son passé négrier et la simple évocation de cet aspect du commerce colonial provoque encore aujourd’hui des réactions passionnées. Au XVIIIe siècle, le commerce français connaît un essor remarquable grâce à l’impulsion d��terminante des colonies. Entre 1717 et 1789, la valeur du commerce extérieur français est multipliée par dix et celle du commerce colonial par dix-sept. Bordeaux réalise à lui seul les deux cinquièmes du commerce national avec les Antilles et réexporte les trois quarts des marchandises débarquées sur ses quais vers les grandes places portuaires d’Europe du nord : Amsterdam, Hambourg, Londres et Rotterdam. Mais derrière ces chiffres se cache la réalité de la traite, véritable clé de voûte du système colonial. Les prémices : lorsqu’en 1571, un navire piloté par un capitaine normand accoste à Bordeaux pour y vendre sa cargaison d’esclaves, il en est vertement expulsé, et ses esclaves libérés par ordre du Parlement de la ville. Montaigne vient de quitter le Parlement de la ville l’année précédente, afin de se consacrer à la rédaction de ses Essais. Ses idées trouvent un large écho parmi les notables girondins, sensibles aux courants humanistes de la Renaissance. La traite, pratiquée par les Portugais depuis le début du XVe siècle, n’est pas encore légion en France. Les premières tentatives de colonisation française des Antilles sont assez tardives. En 1624, soit plus d’un siècle après sa découverte par Christophe Colomb, Saint-Christophe est la première île antillaise occupée par les Français. Vingt-cinq ans plus tard, ils sont présents en Martinique, en Guadeloupe, aux Grenadines, à Saint-Domingue, Saint-Martin, Saint-Christophe et Saint-Barthélémy. Jusqu’au milieu du XVIIe siècle, les expéditions transocéaniques ne concernent que des transports de marchandises et d’engagés. Ces derniers, qui en échange de leur traversée doivent travailler pendant trente-six mois dans une habitation (que les Anglais nomment plantation) constituent jusqu’en 1670 l’essentiel de la force de travail des Antilles. À l’instar des Anglais, les colons français pratiquent dans un premier moment la culture du pétun (tabac). Une chute de son prix et la création de la ferme du tabac, en 1674, les incitent à se tourner vers une culture plus rentable : celle de la canne à sucre. Au soir du siècle de Louis XIV, une main d’ouvre servile noire se substitue aux travailleurs européens engagés. L’essor du commerce colonial. Le commerce triangulaire (France-Afrique-Antilles) et le commerce en droiture (France-Antilles) sont les composantes essentielles de l’économie coloniale. La traite alimente la droiture, qui elle-même alimente la traite. Cette dernière ne fut à Bordeaux qu’une activité secondaire, mais elle ne fut ni négligeable ni négligée. Tout navire négrier se rend d’abord en Afrique pour y charger sa cargaison d’esclaves, qu’il échange contre des textiles bruts et finis, des armes à feu, de l’alcool, de la quincaillerie et des pacotilles. Sur place, le navire est transformé (adjonction d’un pont) de façon à pouvoir accueillir le plus grand nombre d’esclaves. Il fait ensuite voile vers les Antilles et y vend sa marchandise humaine. L’argent gagné permet alors au capitaine d’armer d’un à quatre navires en droiture, qui expédient à la métropole du sucre, du café ou de l’indigo. Importées par les colons hollandais fuyant les Portugais en pleine reconquête du Brésil, les techniques de fabrication du sucre sont rapidement diffusées sur le sol antillais dans les habitations. Jusqu’en 1730, les conflits entre la France et l’Angleterre empêchent le développement de relations maritimes régulières avec les Antilles. La paix retrouvée, les grands circuits transatlantiques sont de nouveau exploités par les armateurs français. Alors que Nantes se spécialise rapidement dans le commerce triangulaire négrier, Bordeaux ne s’y essaie que timidement, lui préférant de loin les expéditions en droiture. À la différence de Nantes, le port de la Lune dispose d’un arrière-pays riche, et n’a pas besoin de la traite pour s’enrichir. Le prix d’un tonneau (233 litres) des vins du château-latour équivaut à peu de chose près à celui d’un esclave… Toutefois, certains s’y intéressent et en font même leur activité principale. C’est le cas de Jean Marchais. En dix ans, il arme sept des onze expéditions négrières bordelaises et contribue pour beaucoup à la mise en place de réseaux pour le financement et l’armement négrier. Bordeaux se hisse en 1743 au rang de cinquième port négrier français à égalité avec Le Havre. Il est encore bien loin - avec moins de cinquante navires depuis le début du siècle - du colosse nantais, qui expédie cette année-là son cinq centième navire vers les côtes guinéennes.Expansion et apogée du trafic bordelais. La guerre de sept ans (1755-1763) freine les ardeurs maritimes de négociants bordelais. La suprématie navale des Anglais est incontestable et rares sont ceux qui se risquent dans des entreprises aussi aléatoires. Le port girondin développe alors une activité corsaire, qui bien que risquée, lui laisse augurer de substantiels bénéfices. La reprise ne se fait pas attendre. De 1763 à 1773, les armateurs bordelais déportent 22 220 Africains. À elle seule, la maison Paul Nairac & Fils aîné totalise 2 500 "têtes ". Mais c’est Jean Laffont et Ladébat, autre grand ténor du trafic négrier girondin, qui réalise, cette décennie, la plus grande part du trafic (20 %), déportant 4 338 hommes et femmes. La traite a le vent en poupe et nombreux sont les Aquitains qui profitent de façon plus ou moins directe de l’essor du marché. Les annonces du Journal de Guyenne révèlent la diversité des corps de métiers impliqués dans le commerce colonial. Ainsi M. Idlinger, négociant rue Rousselle, propose en 1787 une sélection de bonnets de laine et guinées (pacotilles) pour la traite. Non loin de là, rue du Soleil, M. Charlot, maître de chai, vend des " chaînes et fers à nègres, une chaudière en cuivre, et 60 pièces d’eau de vie ". Si l’on a du mal à estimer les profits produits par la traite, il est sûr que celle-ci a fait vivre des centaines de milliers d’Aquitains, petits ou grands, à la mesure de leur investissement et de leurs positions dans l’économie coloniale. La Révolution et l’abolition de l’esclavage en février 1794 ne changent rien à la réalité du trafic. Reprenant de vieilles habitudes, Bordeaux se fait corsaire et pille les navires anglais, leur laissant le soin au passage d’endosser la responsabilité de la traite… sans les bénéfices. Les esclaves capturés sur les navires anglais sont vendus dans les colonies françaises. Les profits sont énormes : De 30 % à 600 %. Les Girondins en profitent pour investir dans l’immobilier. Paul Nairac dépense une fortune pour la construction de son hôtel du cours de Verdun. Il en commande les plans au célèbre architecte parisien Victor Louis qui vient à peine d’achever la construction du Grand Théâtre. Bonaparte rétablit l’esclavage le 30 floréal de l’an X (20 mai 1802). Le commerce négrier bordelais est à son comble, et pour la première fois, l’armement négrier girondin dépasse celui de Nantes. Cependant il faut faire vite. Le discours esclavagiste est assiégé de toutes parts. Les arguments économiques ne suffisent plus à justifier la perpétuation du crime. Trop de risques, trop peu de profits, et trop de voix qui s’élèvent en faveur de l’abolition. La rhétorique capitaliste se retranche dans des propos iniques, arguant que " la condition des nègres esclaves est infiniment préférable à celle de la plupart des paysans ou des ouvriers libres d’Europe " (lettre de M. Hache adressée aux directeurs de la Chambre de commerce de Bordeaux). La loi du 27 mars 1848 libère tous les esclaves. Le commerce négrier interlope continue néanmoins quelque temps. Il se transmue autour de 1850 en coolie trade ou commerce d’engagés, une autre vieille habitude. Les coolies (engagés), pour la plupart indiens ou chinois, généraient d’énormes profits. Les Bordelais Pereire, créateurs de la Compagnie générale transatlantique en firent l’heureuse expérience. En 1889, le dernier coolie ship (navire servant pour le transport des engagés) en provenance de Pondichéry (Inde) débarque en Guadeloupe ses six cents Indiens : c’était le Nantes et Bordeaux. Au total, Bordeaux a assuré 11,4 % du trafic négrier français, en deuxième position et ex æquo avec La Rochelle. Le port ligérien culmine lui à 41,3 %. Montré du doigt, véritable bouc émissaire, il a permis à beaucoup de se cacher dans son ombre. L’exposition Regards sur les Antilles par son éclairage aussi rigoureux qu’insolite, donne à cette période troublée de l’histoire bordelaise, un relief saisissant.
Cyrille Poy